Le bouc émissaire, de Saint-Pol-Roux

Saint-Pol-Roux_1937, bouc émissaire

Par le poème, retracer la profondeur du phénomène du bouc émissaire

Le bouc émissaire, de Saint-Pol-Roux

Le poète Saint-Pol-Roux (1861-1940) dédia en 1889 à Jean Richepin un poème intitulé Le bouc émissaire

 Le bouc émissaire parut d’abord en revue puis en plaquette avant d’intégrer le recueil Anciennetés en 1903.

 

LE BOUC EMISSAIRE
A Jean Richepin

Les yeux hébreux font une bague au Tabernacle
Où germe le pardon que marchande Israël.
Jéhovah l’Offensé songe en son habitacle
De sittim odorant qu’ouvragea Bésalel.

Ce songe est tapissé de pourpre, d’hyacinthe,
De cramoisi ; des colonnettes sveltes d’or
En sont les gardiens clairs, et d’argent est leur plinthe.
L’encens nimbe d’un lange avare le Trésor.

Dedans palpitent les merveilles de l’orfèvre
Et puis du tisserand au rythme souverain,
Dehors, sur la cloison d’ingénus poils de chèvre,
Giclent, au soleil vif, des agrafes d’airain.

Tandis qu’un jeûne sec dégonfle tous les ventres,
Le repenti gave les c¦urs à son banquet.
Les tentes ont l’aspect formidable des antres
On entend y rugir les lions du regret.

Chaque pêcheur fait la toilette de son âme
Où des oiseaux pernicieux se sont blottis.
Puis, ces oiseaux livrés à l’aquilon du blâme,
Il les mande aux pipeaux dressés dans le parvis.

Or, ces pipeaux sont les doux membres du Grand Prêtre
Insigne parmi sa chemise en lin retors ;
Son âge fait pleuvoir de longs cheveux d’ancêtre,
Un triste enthousiasme ouragane son corps.

Fraîchement émané de la cuve limpide,
Il attend, pur de peau tels que sont les poissons,
Il attend, magistral, officiel, avide,
Et son sexe fané dort sous des caleçons.

Pour capter les péchés dont le peuple s’allège
Son zèle s’est donné les accents d’un appeau ;
Dupés, les essaims noirs s’abattent sur sa neige,
Et le Pontife est mâchuré par ce fardeau.

Ses bras ayant plongé dans des bêtes à cornes,
Il a l’air de brandir deux sarments enflammés
Ou semble ces captifs qui dans les geôles mornes
Ont massacré leurs poings de leurs dents d’affamés.

A ses côtés, mystérieux comme des grottes,
Les Sacrificateurs ont des poses d’agneaux
Sous les rochets, les baudriers et les calottes,
Mais les fleurs de leurs yeux s’effeuillent en couteaux.

Voici paraître un bouc aspect de la ténèbre,
Le Grand Prêtre, étranglant le coupable gibier,
En charge le dos vil d’un geste si funèbre
Que la bête a ridé sa face d’usurier.

Les Tribus alentour piochent du front la terre,
La contrition fume comme un encensoir.
Les Lévites enfin signalent de se taire
Car le Pontife blanc va parler au bouc noir.

Lors le vieillard massif clame selon le rite.
Sa tempête de cèdre et les dards de ses yeux
Troublent les chérubins qu’Oliab le Danite
Entra sur les tapis du mischkan précieux :

–  » O bête, qui, parmi le parfum et le psaume,
Etales ton ordure digne du talon,
Va porter au désert les méfaits d’un royaume
Qui brigue la vertu des lys de Zabulon !

Israël a flétri les Lois Harmonieuses
Dont Jéhovah durant le frénétique jour
Orna le patriarche aux cornes radieuses
Sur le Sina, dans le rosier de son amour.

Israël a trahi la splendide alliance
Que tressèrent jadis ses aïeux et Celui
Qui promit une immarcescible confiance
En leur faisant compter les raisins de la nuit.

Les Tribus ont fâché le Père aux mains fertiles
Qui, pour moudre nos chaînes comme des moissons,
Rouilla le Nil très blond sculpté de crocodiles
Et fit de nos geôliers le festin des poissons ;

Qui, dans la suite, apprivoisa le désert fauve
Où la manne neigeait sur les scorpions roux
Et les ruisseaux – tels des cheveux, d’un crâne chauve –
Jaillissaient joliment des stériles cailloux.

C’est lui qui nous guida vers la Terre Promise,
Refusant au Jourdain le fruit de notre orteil,
Et la servit, ainsi qu’une ample friandise,
A Josué le dextre oiseleur du soleil.

Ici l’arbre jamais ne leurre les corbeilles,
Les ruches on dirait de vivants coffres d’or,
Les vignes ont du vin plein leurs pendants d’oreilles,
Et les montagnes sont enceintes d’un trésor.

Ici la vierge, liliale et sans astuce,
Est l’opulent écrin qu’ouvrira le mari.
Ici la lèpre fuit les sexes sans prépuce
Et le père jamais n’eut le baiser tari.

Ici tout est charmé, les berceaux et les tombes,
Les bras sont des rameaux, l’esprit est sans verrous,
Les orages sont faits par l’aide des colombes
Et les bercails ne sombrent pas au sein des loups.

Toutefois ce royaume a montré le cou raide
Au Joaillier de ses victorieux matins.
O bouc puant, c’est pour jolir son âme laide
Que je vais te chasser vers les sables lointains.

Emporte l’oeil qui pourlécha la vaine idole,
Les faux serments crachés au ciel en souriant,
Le froment refusé devant le seuil frivole
Au crabe que tendait l’aride mendiant.

Emporte le blasphème et le fiel des envies
Et la main qui plongea dans les sacs étrangers,
Emporte le couteau des éteigneurs de vies
Et les astres couchants par l’aurore outragés.

Emporte les sabbats où l’avide besogne
Songeait au bain futur fait de sicles d’argent
Et l’obstacle placé devant ce sage ivrogne
Des ténèbres, l’aveugle au bâton indulgent.

Emporte la luxure au geste délétère
Semant dans le chaos d’un illusoire hymen,
Emporte l’équivoque et visqueux adultère
Qui change en durs oiseaux les pierres du chemin.

Tous les crimes enfin dont le spectre consterne
Un peuple naufragé dans son regret de sel,
Toi qui perds à jamais ton miroir de citerne,
O bouc, va les servir au farouche Azazel ! « 

Après l’amer torrent de ces rudes paroles,
Il entre au sanctuaire endosser l’habit fier
Pour reparaître au son des campanettes folles
Qui frangent son méhil d’un gazouillement clair.

Prompt, Israël se dresse et ses lèvres d’ivoire
Mûrissent à la braise d’un hymne vermeil,
Le Grand Prêtre que vêt l’hyacinthe de gloire
Splendit sur l’hosanna comme un jeune soleil.

Le pectoral aux douze pierres précieuses
Mariant les Tribus en un gai firmament,
Tel l’éventail d’un paon aux plumes curieuses,
Bariole l’éphod d’un pur tressaillement.

La tiare éparpille les rais d’une lame
Où triomphe, gravé, le nom de l’Eternel.
Or, de la barbe aussi noble qu’une oriflamme,
Ruisselle un miel clément, paisible, paternel.

Mais un glaive soudain, rire froid et superbe,
Sur l’autel du parvis a fauché deux béliers,
Alors le Peuple, absous par la sanglante gerbe,
S’épanouit, les yeux pareils aux chandeliers ;

Et c’est vers l’azur chaste un avril d’aubépines
Ferventes essorant des prestes encensoirs
Et les bouches se cueillent, roses sans épines,
Parmi les danses qui font croire à des pressoirs !

Ce pendant le bouc noir, en la chaîne rageuse
Qui durement l’entraîne au désert sans pâtis,
Bêle vers le bercail où sa chèvre neigeuse
Pleure son jeune lait sur leurs vierges cabris.